Ma petite tante chérie,
Voilà bien longtemps que je ne t’ai écrit. Aujourd’hui c’est un peu triste car nous avons un temps très breton et la mer, brillante et éblouissante hier, semble être complètement plombée. Je suis allée courir sur la côte sauvage pour me changer les idées. Tout au bout d’une pointe de rochers abandonnée, j’ai joué à faire l’ange comme Kate Winslet dans Titanic. Mais une voiture qui est arrivée a cassé mon ambiance romantique. En rentrant, la brume s’était épaissie. Avec le bruit de la mer au loin, le cri de mouettes solitaires et la lande, il ne manquait que les cris d’Headcliff pour se croire dans un livre d’Emilie Brontë.
Bon, allez, je m’égare. Je t’ai promis de te parler cette petite danseuse d’Edgar Degas. Je l’ai revu à Boston au Museum of Fines Art. Je l’ai trouvée saisissante de réalisme. Cette fois-ci, le ruban de ses cheveux avait été changé pour nous montrer comment il était d’origine. Pour moi, ils auraient pu en faire autant avec la soie et le tulle de sa jupe.
Mais je m’aperçois que je te raconte l’histoire en partant par la fin. Alors je t’explique. Ma science est toute neuve car l’histoire de cette petite danseuse de 14 ans m’a intéressée et je suis allée creuser un peu plus loin.
Donc Degas expose cette œuvre pour la première fois en 1881 et on ne peut pas dire qu’elle soit bien accueillie. Réactions de l'époque : « Nous voici face à un petit rat de l'Opéra crasseux, aux bas en tire-bouchon, les traits tirés, le menton obstinément levé, révélant un trop gros effort de maintien. » On l’accuse de représenter la petite fille de manière bestiale, on la compare à un singe ou un aztèque… On lui trouve un visage « où tous les vices impriment leurs détestables promesses, marque d'un caractère particulièrement vicieux ». Et comme la statue est en cire colorée à l’origine et que Degas a poussé le réalisme jusqu’à ajouter de vrais cheveux avec un ruban, un tutu et des chaussons, le tout dans un cage de verre, il se fait traiter en plus de taxidermiste.
Wahou, il y a de quoi être un peu énervé ! Quelle agressivité, quelle hargne dans ces citriques ! On ne s’étonne pas si, après être vilipendé de la sorte, Degas ne veuille plus exposer ses sculptures de son vivant. En fait, il dérange tout le monde par son réalisme. Il faut dire aussi, qu'à cette époque, les danseuses évoquent un monde à part, un monde de license et de soirées hors du foyer familial et qu’il ne fait pas bon d’évoquer dans cette société guindée et tout en codes et règles rigides. Nous avons d'ailleurs retenu de ce temps-là l’expression « c’est sa danseuse » en parlant du hobby ruineux de quelqu’un... Les bourgeois-critiques ne font donc en fait que projeter la noirceur de leur âme sur cette petite danseuse de 14 ans.
Quant à la pauvre fille qui sert de modèle, sa vie n’est pas aussi rose que son tutu (d’origine). Elle sèche les cours de danse, se fait renvoyer de l’Opéra et finit par se prostituer. Un schéma trop connu. À l’époque, une fille perdue a bien peu de chance de retrouver son chemin et n'a aucun filet de sécurité. Il n’empêche, je trouve que cette petite danseuse en bronze semble bien vivante. Elle donne l’impression d’être prête à s’échapper pour faire quelques pas… de danse.
Ma chère tante, je t’ai écrit une longue lettre mais c’était un sujet à tiroirs et je n’ai pu m’empêcher d’en ouvrir quelques uns.
Ta nièce affectionnée
Florence
Ps : je n’ai pas pu porter ma lettre à la poste à temps (et de toutes façons avec le 15 août, elle ne serait pas partie) alors j’en profite pour la rouvrir et te dire qu’aujourd’hui il fait très beau et que nous allons tous ensemble à la pêche.
Degas sculpteur et le réalisme audacieux...
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